12
Malibu Beach, Californie
Mardi, 6 heures
Les vagues s’écrasaient sur le rivage. Dark but une nouvelle gorgée de bière sans les quitter du regard.
Jamais il ne se lassait de contempler l’océan et de sentir la brume salée lui caresser le visage. C’était comme goûter à l’éternité, là, sur le sable.
Et la bière vous y aidait aussi un peu.
Dark avait un visage très bronzé, aux traits creusés, surtout sous les yeux. Au premier abord, on aurait pu le prendre pour une personne sous-alimentée. Mais son corps n’était que muscles secs tendus sur une silhouette large et élancée. On l’aurait dit ciselé dans du granit. Il portait un collier de barbe, plus fourni autour des lèvres, mais soigneusement taillé le long des mâchoires. Cela faisait des mois qu’il ne s’était pas coupé les cheveux. Il préférait généralement les tirer en arrière, pour ne plus s’en préoccuper.
Dark venait ici – à cet endroit précis – tous les matins. Il cligna lentement des yeux, exprès. Pas à cause des embruns qui lui fouettaient le visage, mais au rythme du battement de son cœur. Il ne voulait pas se fondre dans cette scène magistrale qui se déroulait devant ses yeux – les vagues énormes qui déferlaient dans des gerbes d’écume sur le sable et faisaient fuir les bernard-l’ermite dans leurs trous.
Il but une autre gorgée. Il commençait toujours par une bière, rien de plus fort. Quand on est à la retraite à trente ans et quelques, on commence la journée doucement. Et puis le but n’était pas de se noyer dans l’oubli, mais bien de maintenir la frontière entre réalité et oubli. Il vivait dans une brume salée, entre l’océan et la terre.
Soudain, il sentit quelqu’un s’approcher derrière lui. Il ne prétendait pas être doté d’un radar comme une chauve-souris, mais au bout de cent trente-six jours consécutifs de fréquentation quotidienne de cette crête, Dark avait dressé le catalogue très précis des sons, des odeurs et des scènes habituelles des environs. Si le moindre détail ne collait pas, cela se voyait comme une tache rouge sur une photo en noir et blanc. Il avait toujours été capable de discerner la plus infime divergence dans une situation donnée. C’est grâce à cela qu’il était le meilleur. Qu’il l’avait été, en tout cas.
Il entendit des chaussures en cuir crisser sur le sable.
Leur propriétaire marchait d’un pas résolu, sans se presser pour autant. Alors qu’il arrivait au sommet de la crête, il haleta un peu. C’était donc un homme d’un certain âge.
Dark se releva et se retourna lentement pour voir ce visiteur qui lui faisait face à contre-jour.
Seigneur ! Riggins.
Dark but une autre gorgée de bière, et la bouteille avait à peine quitté ses lèvres que Riggins lui tendait la main. Dark lui tendit la bouteille. Riggins jeta un coup d’œil à l’étiquette, hocha la tête en guise d’approbation et en but une longue goulée avant de la lui rendre.
Dark considéra son ancien chef avec étonnement. Il biffa mentalement les raisons de la présence de Riggins ici. Visite amicale ? Non. Riggins n’était pas du genre sociable. Leurs échanges s’étaient toujours limités à des questions concernant la DAS. Si Riggins venait lui souhaiter « Bon anniversaire ! », c’était pour lui remettre un dossier rempli de photos épouvantables, pas une carte de vœux.
Riggins ne pouvait pas non plus être venu lui demander de se charger d’une affaire : il savait pertinemment que c’était impossible. En partant, Dark avait clairement précisé que rien de ce que Riggins ou quiconque dirait ne pourrait le ramener à la DAS. Sans compter qu’il avait enfreint trop d’articles de loi pour être accueilli à bras ouverts au sein des forces de l’ordre. Trop amoché. Et retraité, aussi. À trente-six ans.
Il reprit une gorgée de bière. Peut-être qu’en buvant suffisamment le mauvais génie rentrerait dans la bouteille.
Mais non. Il était toujours là.
Riggins sourit et se tourna vers les vagues. Dark devina ce qu’il devait penser : Ouais, pas mal. Un peu chiant. Mais pas mal.
— La bière, c’est très bien, fit Riggins, mais j’ai dû retourner toute la Californie pour trouver ta nouvelle adresse et ça n’a pas été facile. Où est-ce qu’on pourrait prendre un café bien serré ?